Rolling Club
Biennale Internationale du Design de Saint-Etienne 2015, Le Plateau, Lyon, 13 mars – 11 avril 2015, commissariat : Florence Ostende et Jean-Luc Moulène
Rolling club, c’est une valse immobile d’objets défiant notre désir de convoitise. À portée de main, sur le principe des tapis de restaurants japonais, ils s’exhibent les uns après les autres devant nos yeux de consommateurs avides.
Dans le contexte de la 9ème Biennale Internationale du Design de Saint-Étienne, la programmation de l’hôtel de région Rhône-Alpes à Lyon dénote quelque peu par sa conjonction d’œuvres d’art, de design, et d’objets singuliers. L’exposition est née d’une conversation entre la commissaire, Florence Ostende, et l’artiste Jean-Luc Moulène — célèbre collecteur d’objets fabriqués par les ouvriers en période de conflit social (Objets de grève, 2000-2003) — à propos de l’exposition « Les Objecteurs »[1] d’Alain Jouffroy en 1965. Autour de ce critique d’art et écrivain se forme un « club » d’artistes parmi lesquels Daniel Pommereulle et Tetsumi Kudo, sensibles aux qualités manifestes des objets, en dépit de leur statut ou de leur signature.
Sur le tapis du Rolling club défilent 130 objets hétéroclites ; des éléments domestiques achetés sur eBay, des produits dérivés (les bijoux à l’effigie de la marque ‘jHp’ pour Jean Hippocampe Painlevé, créés après la sortie du film « L’Hippocampe » de Painlevé en 1935) tutoient librement des pièces d’orfèvrerie (l’assiette à marrons chauds Christofle de 1868) et des œuvres d’art uniques (Tête-Heaume de Jean Arp). L’intérêt ne réside pas tant dans l’inventaire de ces formes issues d’horizons différents que dans leur collusion.
Florence Ostende et Jean-Luc Moulène s’appuient sur les catégories classiques pour mieux les faire voler en éclats. Trois circuits distincts (objets d’art, de design et fabrications singulières) mais intriqués sur le principe du nœud borroméen font se rencontrer de façon improbable un bikini frit de Vincent Labaume (2015), une surface hélicoïdale du laboratoire de mathématiques de Besançon et un modèle hyperbolique au crochet de l’Institute for Figurine de Los Angeles. Dans la pente d’une des pistes vient se nicher Lobby (Hypertore) (2003) de Bertrand Lamarche, une œuvre se retournant sur elle-même, à l’image de tous ces objets surpris de se voir libérés de leur carcan statutaire.
Le nœud borroméen censé unir autant qu’il libère[2], rend possible toutes sortes de convergences ou de disjonctions au sein des classifications originelles. L’horizontalité du Rolling club brouille un peu plus les hiérarchies et les chronologies pour atteindre un nivellement qui profite aux objets les plus humbles (tas de dinandier, couteau apache du xixe siècle).
Soumis au flux d’une chaîne de montage en usine, les objets s’exposent sans jamais éclipser le précédent. Ce système automatisé n’est pas sans rappeler l’imposante installation Break Down de Michael Landy (2001) qui décida de détruire les 7 227 objets en sa possession, y compris ses archives, et de relancer ainsi sa créativité en passant par la case « effondrement personnel ». L’ambition du Rolling club n’a bien sûr rien d’iconoclaste. Le projet repose sur la redistribution des choses dans un recyclage des formes et des savoirs qui leur sont associés.
Par son déplacement et sa pensée, le visiteur participe à « la circulation des formes, des techniques, des idées, des concepts ». Pour Jouffroy, « ce sont les sens contraires placés comme les pôles d’une batterie dont la déflagration va se produire dans l’esprit du regardeur »[3]. Le plus petit objet de l’exposition est loin d’être le moins inoffensif. Facile à ingérer, la pastille Vichy revisitée par Frédéric Héritier (inscription de la flamme FN à la place du mot « État ») fait office de véritable cheval de Troie. De même, le système radio dissimulé dans les mailles d’un pull (Ebru Kurbak et Irene Posch, Knitted Radio, 2014) brave l’interdit durant les manifestations de la place Taksim en Turquie.
La sélection de Florence Ostende repose sur des liens historiques, des affinités entre artistes ou des connivences purement formelles comme ce biberon dans le même champ visuel qu’un ballon de mousse recouvert d’une fourrure animale de Katinka Bock (Luis, 2014) et qu’une corbeille de fruit en acier d’Oskar Zieta (Rondel Holder, 2002). Pour la commissaire, « l’objet nous parle directement sans être pris dans un discours ». Il n’en demeure pas moins que la plupart des objets sélectionnés sont porteurs d’une histoire — souvent méconnue — avec leur auteur, leur détenteur et, plus encore, avec le public devenu dans le cadre de cette exposition, « objecteur ».
« Rolling club » met en exergue « ces relations avec la pensée qui les voit naître ». Pour le peintre, ce peut être ce gant maculé sanctuarisé sous sa protection en plexiglas (Laura Lamiel, Redemption (3), 2014). Pour le performeur, une pièce clé comme ce cœur anatomique acheté par Michel Journiac en 1968 (Coeur en carton bouilli, 1968) ou encore le fer utilisé à l’occasion du marquage, action de corps exclu en 1983. L’exposition présente également des objets de rupture : la petite boîte contenant des résidus de plumes, de pierres et de terre (Sans titre (Turin), 1968) qui marque la fin de Gina Pane peintre. La sculpture à l’équilibre instable Arrangement de branchage et bouteille (1967) de Bernard Pagès annonce son renoncement à la sculpture moderniste. Certaines pièces expriment une dimension plus affective (le pull-over tricoté main de Jeannine Moulène) tandis que d’autres renvoient implicitement au corps de l’artiste, à son empreinte (Gabriel Orozco, Untitled, 2010).
Parmi ce fascinant déballage d’objets figurent de nombreuses pièces déroutantes (les Armes, bricolées à partir d’éléments hétéroclites entre 1987et 1988 par le fondateur de Supports-Surfaces Daniel Dezeuze), ou méconnues (Eléphant rose de Séchas, 1984) qui jouxtent un objet pansé d’Erik Dietman (Quelques M et CM d’Albuplast, 1964), des œuvres test d’Ann Veronica Janssens (Test E-Lite, 2000)… Nombre de ces clins d’œil et références artistiques échapperont vraisemblablement au grand public. En l’absence de cartels, il s’en remettra à son intuition et prendra un malin plaisir à opérer des connexions entre les pièces, à envisager d’autres circuits de distribution et, peut-être même, en viendra-t-il à déplacer ses désirs…
[1] Alain Jouffroy, Les Objecteurs : Jean Pierre Raynaud, Daniel Pommereulle, Arman, Spoerri, Kudo, Paris 6e, décembre 1965-janvier 1966, Paris : Quadrum, 1965.
[2] Si l’on coupe un seul des ronds tous les autres sont libres.
[3] Alain Jouffroy, Les Objecteurs, op. cit. p.17.
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- Du même auteur : David Claerbout au Frac Auvergne,
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