Rosson Crow
Musée d’art contemporain de Sérignan, du 28 juin 2014 au 02 novembre 2014
Pour sa dernière exposition en tant que directrice du musée de Sérignan, Hélène Audiffren [1] a invité la jeune artiste américaine Rosson Crow à investir l’ensemble du musée, lui donnant l’occasion de déployer la gamme étendue de son art au sein ce qui apparaît comme la quasi rétrospective d’une artiste de 32 ans. Peu connue en France où elle a effectué des séjours réguliers et dont on perçoit une attirance pour l’époque classique, Rosson Crow fait montre d’une grande virtuosité et d’une grande maitrise, alternant sans difficultés apparentes, au fil de ses « époques », explosivité figurative et tension abstraite qui culmine dans une série de monochromes gris avant de revenir à une figuration qui donne de plus en plus de place à la régularité du motif.
Ce qui frappe de prime abord dans la peinture des premières années de la jeune artiste américaine, c’est l’explosion de couleurs qui affecte la surface du tableau, tout particulièrement le rouge, un carmin soutenu, qui semble être une de ses couleurs favorites ; dans un second temps, c’est la densité d’éléments qui peuplent ses toiles, leur enchevêtrement et leur superposition, jusqu’à provoquer une réelle saturation visuelle, l’œil étant assailli de stimuli en tous genres qu’il a un peu de mal à ordonner et à isoler; par la suite, en se rapprochant de la toile, on est troublé par la multiplicité et l’anachronisme des ambiances qui passent allègrement du XVIIIe français – comme ce grand tableau de carrosses – à des scènes tirées d’intérieurs où l’on retrouve de nombreuses références à l’american way of life, comme un paquet de Lucky Strike au centre d’une des grandes toiles. En dernière lieu, après avoir parcouru l’ensemble d’une exposition qui couvre la totalité de sa production, c’est l’impression d’avoir affaire majoritairement à des intérieurs qui prédomine, à des scènes très resserrées donc, passant du salon aristocratique, ambiance Versailles, à son quasi opposé d’intérieur middle class où se déploie le fouillis d’une société d’abondance. Cette étrange alternance entre des époques et des ambiances aussi éloignées que possible et a priori sans aucun lien s’explique peut-être par le caractère d’opposition absolue entre deux civilisations, l’une symbolisant le raffinement à l’extrême et l’autre au contraire l’absence de sélection, la profusion des produits et leur équivalence absolue, qui caractérise la société de consommation de masse. La référence à la vanité présente dans certaines grandes toiles peut laisser entrevoir une dimension critique envers la civilisation US et certes il est clair que ces dernières vont nettement dans ce sens, mais cette alternance entre la mise en scène du bon goût français et du soi-disant mauvais goût américain peut aussi laisser penser que l’artiste considère semblablement ces deux exemples, chacune étant mortifère à sa manière, l’une se complaisant dans la nostalgie d’un âge d’or disparu tandis que l’autre étouffe littéralement sous la profusion délétère de la marchandise.
Mais cette opposition ne suffit pas à résumer l’étendue d’une pratique virtuose qui sait parfaitement optimiser l’ambiance des scènes choisies. Il est clair que l’ornementation française et européenne du XVIIIe est le terrain de chasse favori de cette jeune artiste qui réussit très bien à exploiter cette magnificence pour en tirer le maximum de profit coloré : cependant on assiste tout au long de son parcours à une nette progression dans l’usage du motif qu’elle se « contente » dans sa première époque de transformer par de multiples actions de détournement et d’altération – montrant au passage qu’elle connait son « métier » et son histoire – jusqu’à en faire l’essentiel du tableau dans ses toutes dernières toiles. Cette dé-figuration progressive lui permet d’unifier fortement ses toiles et d’arriver à des scènes extrêmement épurées où le motif, qui laisse cependant deviner son origine, s’intègre parfaitement au fond et fait passer au second plan le décor qui jusqu’alors le dominait.
La peinture de Rosson Crow se dévoile peu à peu au rythme de la progression dans l’exposition, découvrant un itinéraire non rectiligne, parsemé d’avancées et de reculades, de tentatives pour évacuer la couleur, comme dans cette remarquable série de monochromes gris où la grande ville sert de décor et de matière à un maelström grisâtre, altéré, abimé par divers procédés, recouvert de voiles translucides, réduit au final à une espèce de magma informe où la ligne des gratte-ciel s’estompe et disparait presqu’entièrement. Cette période monochrome, abandonnée rapidement, laisse un goût de trop peu, avec le sentiment que l’exploration de cette veine aurait pu mener très loin, peut-être trop loin pour une artiste qui ne sait résister aux séductions de la couleur ; par ailleurs, sa peinture est parfaitement intégrée dans à la scène picturale américaine qui flirte habilement avec l’abstraction sans toutefois se départir totalement du potentiel de la figuration. Rosson Crow a parfaitement compris que l’ornementation européenne du XVIIIe et la profusion de la société d’abondance peuvent tout à fait se rejoindre dans une banque de données infinie et que la confrontation des deux ambiances, des deux époques, n’est que le théâtre où le prétexte à une réinvention perpétuelle de l’acte de peindre. La théâtralité qui affecte ses peintures et la revisitation de la mémoire historique, son décorum grandiloquent, renvoie à la vacuité des destinées, il semble que sa peinture soit parcourue par une vision tragi-comique de l’histoire dont elle cherche à restituer la dimension désincarnée de pur décor, d’où l’absence peut-être de tout personnage à l’intérieur de ses tableaux.
- ↑ Commissariat : Hélène Audiffren.
À la rentrée ce sera Sandra Patron qui prendra la direction du Musée.
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- Du même auteur : Patrice Allain, 1964-2024, À propos de MAD, entretien avec Sylvie Boulanger, Prix jeune création 2014 : Oriane Amghar, L’avant-garde est-elle (toujours) bretonne ?, Par les temps qui courent au LiFE, Saint-Nazaire,
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