Speculations on Anonymous Materials
Fridericianum, Kassel, Du 29 septembre 2013 au 26 janvier 2014.
Curatrice : Susanne Pfeffer
La scène artistique internationale a été ces cinq dernières années marquée par une génération d’artistes ayant pour principale source d’inspiration l’imagerie, le fonctionnement en réseau et l’incommensurable avancée technologique d’internet. Désignés par le terme encore discuté d’art « post-internet » [1] ces pratiques artistiques se concentrent sur les mutations économiques, physiques et psychologiques engendrées par internet tout en se projetant dans un avenir à la fois incertains et technologiquement modifié. De même que les penseurs contemporains [2] dont ils se prévalent, ces artistes s’intéressent aux notions de non-linéarité, de désubjectivisation, d’anthropocène, d’évolution post-Darwinienne et de spéculation sur l’ontologie des objets ou des phénomènes dépassant la perception du sujet. Face à l’importance actuelle des questions soulevées par leurs pratiques, de nombreuses expositions de groupe se sont attachées à rendre compte de la diversité des démarches de ces artistes [3], à l’instar du projet Speculations on Anonymous Materials se tenant actuellement au Fridericianum de Kassel.
Les vastes salles d’exposition sont scindées en plusieurs espaces consacrés chacun à un artiste présentant une à plusieurs œuvres. Le parcours reste cependant fluide grâce aux similitudes formelles et matérielles se retrouvant d’un artiste à l’autre. L’antagonisme opacité-transparence apparaît comme une constante que ce soit dans les bouteilles en plastique de Pamela Rozenkranz, remplies d’eau ou de liquide visqueux couleur peau, dans les bouteilles de Volvic et de boissons énergétiques de Josh Kline, dans le plexiglas utilisé par Yngve Holen ou Alisa Baremboy, mais également sur les écrans plasma de Ken Okiishi diffusant une image monochrome bleue barbouillée de peinture, empêchant ainsi l’accès à l’image diffusée qui, quoi qu’il en soit, ne représente rien. Une certaine brutalité est aussi à noter quant au choix des matériaux ou objets utilisés pour créer ces diverses installations, à l’instar des sabres plantés dans des flacons de gels douche Axe de Timur Si-Qin, dont le contenu goutte progressivement sur le sol, des poignards arrangés de Katja Novitskova, les tables à slogans montées sur des bidons grisâtres de Daniel Keller, les antivols et l’articulation robotique des éléments de construction scénique de Yngve Holen ou encore dans les installations de Kerstin Brätsch & Debo Eilers mêlant de larges graffiti « Wildstyle » argentés avec d’étranges compositions post-apocalyptiques.
Pour un tel propos, la présence d’images de synthèse ou glanées sur Google image semble une évidence avec les vidéos d’Ed Atkins, Oliver Laric, Jon Rafman ou Aleksandra Domanović. Cette fluidité scénographique apporte certes une cohérence et une unité à l’exposition mais ne permet cependant pas aux œuvres de se distinguer les unes des autres. De fait, elles semblent toutes répondre d’une même démarche, voir d’une même stratégie. Et si la confrontation physique et visuelle avec les œuvres ne rend pas le visiteur indifférent, leur contenu critique n’est pas à la hauteur de ce qu’elles semblent promettre, exception faite de l’installation Chronique Fatigue Syndrome Documentary Restoration (2011) de Simon Denny dont l’étalage d’objets documentaires au sol, déconstruisant un mensonge scientifique public largement relayé par les média, se différencie explicitement des autres propositions. On regrettera à ce propos l’absence du duo AIDS-3D, dont le discours tenu sur la protection financière des nantis à l’œuvre dans ABSOLUTE VITALITY INC. (2012) aurait judicieusement comblé cette lacune, tout comme le travail fourni par le collectif DIS Image, ou l’analyse subtile des moyens de production actuels dans certaines œuvres d’Anne de Vries.
Sans parti pris notable, cette exposition laisse libre cours aux œuvres afin de mieux en assurer la lecture. Son intérêt se trouve dès lors moins dans le propos curatorial que dans la volonté de circonscrire une génération d’artistes, de rassembler pour mieux analyser, observer et réfléchir à partir d’œuvres touchant du doigt une question primordiale qui concerne actuellement tout un chacun. L’exposition s’accompagne justement d’un ambitieux séminaire, auquel participent des philosophes et théoriciens, apportant à cette dernière un support théorique nécessaire à la réflexion portant sur les changements technologiques et socio-politiques du début du XXIème siècle. Car les réalisations de ces artistes, plus que d’introduire un nouveau genre esthétique, nous éclairent sur les effets des bouleversements drastiques induits par l’utilisation quotidienne du web. Elles nous permettent de prendre un certains recul et de comprendre qu’au-delà des formes, c’est tout le système de l’art qui mute, ses institutions [4], la circulation de ses images, son marché et les méthodes de travail de ses professionnels.
- ↑ Ce terme serait apparu autour de 2007-2009. Il a certainement été propagé grâce à la publication/exposition Post-Internet Survival Guide coordonnée par l’artiste Katja Novitskova en 2011.
- ↑ Timur Si-Qin et Katja Novitskova citent régulièrement Manuel de Landa. Slavoj Žižek, Bruno Latour, Graham Harman ou Quentin Meillassoux reviennent très souvent dans les conversations de la curatrice Susanne Pfeffer avec les artistes exposant à Kassel : frieze-magazin/trouvaille4
- ↑ Material World, Nest, La Hague, Pro Bio, New Museum, New York, Unstable Media, gallery Martin van Zomeren, Amsterdam, Rematerialized, New Galerie, Paris-New York en 2013 ou encore Art Post-Internet, Ullens Center for Contemporary Art, Pekin prevue pour 2014.
- ↑ Hanne Mugaas, directrice de la Kunsthall Stavanger en Norvège propose tous les mois un programme d’exposition uniquement en ligne, en plus des expositions sur place, dans « Beginings + Ends », paru dans Frieze, n° 159, novembre-décembre 2013, p. 131
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- Du même auteur : Louise Sartor, Retour sur Mulholland Drive, Ericka Beckman, Works 1978 - 2012,
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