Dailies – Thomas Demand
Matthew Marks Gallery. 523 West 24 Street New York 10011, November 2, 2013 – January 18, 2014.
Thomas Demand présente chez Matthew Marks à New-york une partie de ses Dailies. Il serait facile de considérer comme des pièces mineures les images de format modeste sagement accrochées aux murs de la galerie. Si la taille des œuvres suit en général la courbe de notoriété des artistes, celles-ci font exception et tranchent sur les grands formats habituellement produits par l’artiste. On se souvient, qu’il a poussé le souci de l’installation jusqu’à produire le papier peint sur lequel étaient accrochées ses images.
Ces nouvelles œuvres suivent le modus operandi habituel. Des photographies sont reproduites sous formes de maquettes en papier et photographiées. Les maquettes sont ensuite détruites et il ne reste que ces images de seconde génération, échos abstraits de l’image source. Jusqu’à présent les images d’origine étaient liées à l’histoire, ou au moins à l’actualité. On y trouvait reconstitué le bunker d’Hitler comme la chambre d’hôtel ou Whitney Houston fut retrouvée morte. Aucune de ces images pourtant n’était spectaculaire, elles apparaissent comme des lieux communs, anonymes. Leur duplication venait de surcroît supprimer toute information écrite et tout signe permettant de les relier à une époque ou un lieu précis. À travers ce processus, toutes les images devenaient les reflets actuels et actualisés d’originaux inconnus.
La plupart du temps Demand choisit des titres neutres, maintenant ainsi une opacité calculée. On ne peut donc que deviner que ce pavillon de banlieue, patiemment reconstitué, n’est pas si innocent ou que ce bureau vide a une importance historique. Ce faisant Demand pointe un aspect central du medium photographique. Il montre que les images sont souvent investies de significations ajoutées de manière irrationnelle. Le regardeur va « lire » ou « déchiffrer » une image, non pas tant en fonction de ce qu’il voit qu’en fonction de ce qu’il sait de ce qu’elle ne montre pas… Le travail de Demand joue de ce mécanisme en créant une distance supplémentaire et en rendant le spectateur hyper-conscient de la vacuité des images montrées.
Dans cette nouvelle série toutefois, la source des images est différente. Thomas Demand met de coté les habituelles images d’archive et utilise ses propres photographies, des images de vie quotidienne, prises, nous dit-on, avec un simple téléphone portable. En modifiant la source de ses œuvres, l’artiste modifie l’ensemble de son système. Le temps nécessaire à la patiente reconstitution d’images historiques pouvait être lu comme un équivalent du poids iconique des images sources. La reconstruction venait ainsi patiemment vider l’image du sens accumulé par sa répétition dans les medias, les livres, etc. Pour les Dailies, le travail de réplication excède de loin le « poids » de l’image. Et l’on s’interroge sur ce déséquilibre. Pourquoi consacrer un tel effort à une image « sans signification »? Quelle est la motivation du choix, si cela ne vient pas de ce qui est représenté ?
Deux hypothèses peuvent être avancées. Les deux ont pour enjeu la place de la photographie dans l’économie générale de l’histoire de l’art. Si l’on considère que les Dailies sont des pièces plus petites et plus décoratives que les œuvres habituelles de Demand, il est tentant de ramener cette production à un modèle de marketing artistique. Tel un peintre classique, l’artiste viendrait produire de larges compositions historiques pour des institutions puissantes (hier l’église, aujourd’hui les musées). A côté de ces grands travaux, l’artiste produirait des œuvres plus abordables, des natures mortes adaptées à des clients privés moins officiels. On ne peut que souhaiter qu’il s’agisse d’un rapprochement fortuit sinon ironique. Elle signifie en effet non seulement une posture mercantile, mais éteint en même temps la puissance du dispositif photographique dans les formes éculées de la peinture.
La seconde hypothèse est plus riche, et au demeurant, mieux adaptée aux récentes activités de Demand. Invité par le Nouveau Musée National de Monaco en 2010, l’artiste devenu commissaire a réalisé « La carte d’après nature », une exposition aussi risquée que réussie. Sous l’égide de Magritte, l’exposition était construite autour du travail du photographe italien Luigi Ghirri, dont le travail fait l’objet d’une récente réévaluation. En confrontant Ghirri au travaux d’artistes contemporains, en mettant en parallèle peinture moderne et photographie ancienne, Demand a établi des ponts entre des champs souvent clos sur eux-mêmes. Les Dailies suivent en partie la même impulsion. Tandis que les « images d’histoire » restaient liées à une pratique de l’archive, les photographies de téléphone portable doivent forcément être considérées comme des photographies « d’auteur ».
En 2010, Paul Graham relevait, dans une conférence donné au MoMA, que le champ photographique restait scindé entre des photographes-auteurs, reconnus dans le champ de la photographie contemporaine, et des artistes-utilisant-la-photographie, reconnus dans le champ de l’art contemporain. Rares sont les artistes capables ou désireux de franchir cette frontière. Paul Graham tente de la remettre en question à partir du coté photographique. Demand jusqu’à présent confiné du côté de l’art contemporain semble vouloir faire de même depuis l’autre côté de la frontière. Objets conceptuels ET photographiques, les Dailies ne peuvent être appréhendés avec les seuls outils de l’un des deux domaines. Demand se place ainsi sur un territoire où les amateurs d’art doivent se munir d’une culture photographique et les photographes d’une connaissance de l’art contemporain. Transfrontalier, le travail de Demand paraît amorcer un dialogue entre deux territoires, avec une érudition qui n’a d’égale que la modestie.
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- Du même auteur : Variations sur le paysage, «Saâdane Afif», Blue time, blue time, blue time…,
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