Tous cannibales
Tous cannibales
12 février – 15 mai 2011
La Maison rouge
L’exposition Tous cannibales cristallise différentes manières d’envisager le rapport à l’autre par la déclinaison de représentations artistiques de l’anthropophagie. En 1990, Joel-Peter Witkin réalise Feast of Fools (le Festin des fous) à la morgue de la faculté de médecine de Mexico City. L’image apparaît dans un premier temps comme la reconstitution fidèle d’une peinture flamande de vanités. Pourtant, l’observateur attentif y découvre, en place d’un service de table, le cadavre d’un fœtus ainsi que les extrémités découpées de membres humains. Les morceaux de chair ainsi disposés au milieu de fruits frais se présentent littéralement en tant que victuailles d’un repas cannibale. Acte de deuil ou festin vengeur, ce banquet macabre interroge le rapport possible entre incorporation du même et contemplation de l’autre.
L’exposition explore dans un premier temps le mystère de la chair – « celle qu’on ne voit jamais, le fond des choses (1) » -, afin de mettre à l’épreuve la continuité de sa substance. En avançant dans le couloir introductif, le visiteur découvre à ses pieds Marble Floor (2011) de Wim Delvoye. La rencontre entre la littéralité de la chair de cochon et la finesse du travail ornemental parvient à déjouer la hiérarchie traditionnelle des registres du noble et du vil. Vider ses tripes, voici bien un lieu commun de la création artistique. Sans titre (Aaaah !) (2004) de Gilles Barbier met en scène le corps de l’artiste, étendu au sol à la manière d’un gisant médiéval. De son ventre ouvert s’échappe, un à un, chacun de ses organes internes. Libéré de son enveloppe, l’intérieur de ce corps s’exprime enfin librement : « Aaaah ! », victoire de l’art occidental ! Endossant le rôle qui lui est imparti par la tradition moderne, l’artiste s’est littéralement exécuté, déversant ses entrailles sur le support quadriptyque d’une gouache sur papier. L’exposition présente par ailleurs quelques tirages réalisés par Jake et Dinos Chapman après l’acquisition d’une série de gravures de Goya (Les Désastres de la guerre). On remarque la manière dont ces derniers s’emploient à vampiriser l’œuvre du maître selon une démarche délibérément iconoclaste. Ainsi, le cannibalisme se révèle comme métaphore de l’appropriation artistique, caractéristique de nombreuses pratiques contemporaines. Grand dessin marqué par une profusion de détails, DD (2003-2004) de Ralf Ziervogel, dépeint une chaîne infinie de réactions associant le supplice de chaque personnage à celui de son voisin, l’interpénétration des corps apparaissant comme la clé d’une continuité substantielle entre victimes et bourreaux. Par sa Messe pour un corps (1969), Michel Journiac substitue un boudin de sang humain au vin de l’Eucharistie, appliquant de manière littérale l’injonction du Christ à son propre corps. Ainsi se voit mise en exergue la chair de l’artiste, tout à la fois différenciée et incorporée par la foule des consommateurs de l’art. La notion même de consommation est révélée lors de cette célébration, non comme réalité caractéristique du monde contemporain, mais comme paradigme structurel de l’histoire de la chrétienté occidentale. Parmi les Caprices de Goya réunis dans l’exposition, le visiteur découvre trois villageoises embrochant sur un feu de bois un petit homme rôti, la langue pendante et les yeux exorbités par les flammes. Emues par l’odeur alléchante du gibier, deux coquettes apprêtées pour la fête salivent avec tendresse, tandis que la mère prononce la bénédiction préalable au repas. Le plaisir partagé de ce rituel de femmes semble répondre au fantasme féminin le plus primaire, celui de manger l’homme, ultime objet d’un désir érotique à peine déguisé. Dans les hauteurs du ciel, des vautours anthropomorphes convoitent les restes du banquet… L’exposition nous réserve en fin de parcours une œuvre de Philippe Mayaux constituée d’un dispositif culinaire des plus sophistiqués, Savoureux d’elle (2006). La séduction visuelle d’un dessert raffiné provoque la stupeur amusée du visiteur, identifiant progressivement les ingrédients réunis : vulves, phalanges, tétons… L’artiste célèbre ici un amour cannibale des plus civilisés, identifiant l’incorporation de l’autre comme fin ultime du désir érotique.
Par la mise en relation d’œuvres singulières, l’exposition Tous cannibales réunit en un même espace les paradoxes inhérents à la relation anthropophage. L’incorporation physique va de pair avec la destruction (de l’autre), tandis que l’identification (à l’autre) rencontre un processus radical de différenciation. Inquiétante préfiguration d’une mondialisation anthropophage, procédant par ingestion et assimilation… Si l’acte cannibale évacue toute forme d’étrangeté – c’est-à-dire de présence (2) -, nous voici destinés, une fois passée « l’euphorisation de la chute (3) » (digestive), à la production d’un cloaque.
1: Jacques Lacan, Le Séminaire, Liv. II., Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, 1978, p. 186.
2 : « Seul l’homme m’est absolument étranger, seul il est l’inconnu, seul l’autre, et il serait en cela présence », in : Maurice Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p.85.
3 : Gaston Bachelard, in : Pierre Sterckx, Wim Delvoye : Scatalogue, Museum Kunst Palast Düsseldorf, Musée d’art contemporain de Lyon, 2003, p.26.
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- Du même auteur : Sylvain Baumann, Histoires de ventriloques, Néon, who is afraid of red, yellow and blue ?,
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